De scieur de long à marchand tuilier…

Changer de métier et de région par amour ? Ou comment Antoine BADEL, scieur de long du Forez est devenu marchand tuilier en Touraine.

Tout commence dans les monts du Forez

Antoine BADEL est né le 28 juillet 1757 à Périgneux, petit village de la province du Forez. Périgneux se situe dans l’actuel canton de Saint-Just Saint-Rambert et de la Communauté d’Agglomération Loire Forez. La commune composée d’une quarantaine de hameaux ou villages, se trouve à environ 35 kilomètres à l’ouest de Saint-Etienne, dans le département de la Loire, à une quinzaine de kilomètres du fleuve du même nom.

Périgneux tire son nom de la pierre. La pierre magmatique qui sera plus tard exploitée dans des carrières de granit au XIXe siècle. Associée aux suffixes –eux de localisation et gn– précisant que la surface en est petite, Périgneux évoquerait une petite étendue pierreuse. Le relief y est très accidenté. C’est aussi une région très boisée. Et, dans les premiers contreforts des monts du Forez, l’hiver est rude.

Périgneux l'église
Eglise de Périgneux dans le Forez - Coll. P. MACHET

Les scieurs de long

Dans ce milieu du XVIIIe siècle, les Foréziens vivent de la terre comme dans la plupart des régions de France. Mais la région est pauvre et les conditions de vie difficiles. L’hiver les travaux agricoles ne sont pas possibles à cause du climat. Alors, les hommes valides exercent une seconde activité. Nombre d’entre eux sont scieurs de long.

Les scieurs de long intervenaient après les bûcherons.
Ils sciaient, avec leur grande scie à cadre, les billes de bois dans le sens de la longueur pour en faire des poutres et des planches.

Une fois équarri par le « doleur », le tronc d’arbre était fixé sur un grand chevalet, appelé la « chèvre ».

Les scieurs de long travaillaient à deux :

  • le « chevrier », perché en équilibre sur le tronc, remontait la scie.
  • Le second, en dessous, le « renardier » tirait la scie. C’est aussi lui qui guidait le chevrier qui travaillait à reculons.

Le chevrier suivait les marques de découpe qu’il avait tracées à l’aide d’un cordeau noirci à la suie. Ils s’arrêtaient à la moitié du tronc. Puis repartaient du début pour la seconde planche et ainsi de suite.

Une fois toutes les planches sciées par la moitié, il fallait alors descendre le tronc, le retourner et le refixer sur la chèvre pour en scier l’autre moitié. Enfin, presque jusqu’au bout. A deux centimètres du bord environ, ils s’arrêtaient. Ainsi, en laissant tomber le tronc par terre, les planches se séparaient d’elles-mêmes.

Scieurs de long, la découpe des planches - Crédit photo : Supreme assis, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

La migration des scieurs de long du Forez

Cette activité se pratiquait dans d’autres régions que le Massif central mais, dans la plupart d’entre elles, il s’agissait d’une activité sédentaire.

En revanche, les scieurs de long du Massif central se déplaçaient très loin de chez eux pour travailler. Chaque année, à l’automne, vers la Saint-Michel, ils quittaient leur pays pour rejoindre les chantiers. Ils traversaient la France et allaient parfois même à l’étranger.

Les hommes se déplaçaient à pied, en petits groupes organisés. Ils n’emportaient que le strict minimum, leurs outils et leur passeport. A l’arrivée des beaux jours, ils rentraient chez eux pour effectuer les travaux des champs. Durant neuf mois, les femmes, les enfants et les vieillards constituaient les seuls habitants de nombreux villages du Forez.

La migration saisonnière des scieurs de long a ainsi perduré pendant près de cinq siècles, jusque dans la première moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, il est parfois possible de retrouver des traces de leurs périples. Traces et histoires que l’on découvre notamment grâce à leurs descendants. En effet, nombreux sont les célibataires qui finirent par se marier et s’installer définitivement dans la région dans laquelle ils travaillaient.

C’est le cas d’Antoine BADEL.

scieurs de long
Les scieurs de long - Coll. P. MACHET

Les BADEL au village de Planchard

Les parents d’Antoine, François BADEL et Magdelaine GONON se sont mariés le 9 février 1745 à Périgneux. Ils ont eu, avant la naissance d’Antoine en 1757, au moins quatre filles (Marie, Benoite, Marie et Jeanne) et un fils prénommé Jean. Puis ils auront un dernier bébé, mort-né en 1760.

Antoine restera donc le petit dernier des enfants.

Nous savons que leur vie se déroule au village de Planchard, un lieu-dit à l’écart du bourg de Périgneux. Les BADEL y sont « hommes de labeur », sur des terres qui leur viennent vraisemblablement des COURTIAL, les grands-parents maternels de François BADEL. Dans d’autres régions on les appelle « hommes de peine » … des hommes qui travaillaient la terre et qui avaient une vie bien laborieuse pour subvenir aux besoins de leur famille.

En 1773, Jean, le fils aîné, se marie et s’installe également au village de Planchard. Son père François y est toujours laboureur. De là à penser qu’il n’y a pas assez de terres pour qu’Antoine s’y installe aussi…

La vie d’Antoine en Touraine…

De scieur de long à marchand tuilier à Saint-Michel-sur-Loire
De scieur de long à marchand tuilier à Saint-Michel-sur-Loire - Coll. P. MACHET

Antoine scieur de long

Comme de nombreux jeunes gens de Périgneux, par nécessité, pour combattre la misère, pour rapporter un peu d’argent au foyer, Antoine devient scieur de long.

Nous ne savons pas exactement à quel moment il se lance sur les routes ni combien de voyages il a effectué.

Mais nous retrouvons sa trace le 9 novembre 1784. Ce jour-là, il épouse Marie ROYER à Saint-Michel-sur-Loire, en Touraine, village situé près de Langeais, dans l’actuel département d’Indre-et-Loire.

Marie est la fille de défunt Louis ROYER, en son vivant marchand tuilier et de Marie POULINEAU.  Sa mère est alors remariée en troisièmes noces à Jacques BAUGÉ.

Le couple s’installe à Saint-Michel-sur-Loire.

Durant les trois premières années de leur mariage, Antoine exerce toujours le métier de scieur de long. Il n’a pas loin à aller, les bois et forêts couvrent une partie du territoire sur le haut du coteau qui surplombe la Loire, en allant vers Langeais, Continvoir ou Les Essards.

Neuf mois après leur mariage, ils ont une fille, Marie, mais le bébé ne survit que quelques heures. Puis en juillet 1786, Marie met au monde un fils qui portera le prénom de son père, Antoine.

A partir de 1787, Antoine change de métier.

Au moment de la naissance de leur troisième enfant, Madeleine, le 7 novembre 1787, le curé note qu’il est « thuilier ».

L’exploitation des terres argileuses dans le canton de Langeais

Les terres argileuses de la région de Saint-Michel-sur-Loire, Langeais et Cinq-Mars-la-Pile, sont exploitées depuis au moins l’époque gallo-romaine. En témoigne la pile (tour) de Cinq-Mars-la-Pile faite de 120 000 briques et datant du IIe ou début IIIe siècle. Ou encore l’usage de la brique dans le donjon du château de Langeais érigé par Foulques Nerra peu avant l’an mil.

Les différentes variétés de terres argileuses présentes en abondance sur le plateau doivent leur succès à leur excellente qualité réfractaire. Au fil des siècles la production au départ artisanale, puis industrielle, ne cessera de s’accroître. A tel point que dans les années 1960-70, les usines de Langeais fabriquent 70% de la production française de réfractaires.

Mais revenons à nos tuiliers.

Le métier de marchand tuilier

La dénomination de « thuilier » ou tuilier, utilisée jusqu’au début du XXe siècle, désigne le petit fabricant de tuiles, carreaux et briques. Ce sont le plus souvent des petits cultivateurs qui améliorent leur niveau de vie avec cette activité. En effet, les terres de cette région, composées de bois et de landes, ne sont guère fertiles.

Le « marchand thuilier », quant à lui, commercialise sa production mais aussi la production des thuiliers locaux ou celle des propriétaires-terriens qui diversifient leurs activités. Il emploie parfois directement des thuiliers. Et souvent il signe des baux d’exploitation avec des thuiliers en mettant à disposition les outils, le four et le « ballet ou balai » (le hangar de séchage).

Au XVIIe siècle, les registres paroissiaux permettent d’identifier au moins quatre marchands thuiliers.

Et un siècle plus tard, on en dénombre une dizaine à Saint-Michel-sur Loire au lieu-dit de la Cartelaizière et à Langeais au hameau de La Rouchouze.

Au XVIIIe siècle, la production s’accroît mais évolue. Les tuiles utilisées sur les toitures des maisons (à commencer par celles des tuiliers) et des belles demeures, sont de plus en plus concurrencées par l’ardoise, matériau plus léger pour les charpentes. En revanche, les carreaux comme revêtement de sols sont de plus en plus prisés. Dans le même temps, Tours connaît de grands travaux de transformation urbaine, la demande en matériau se développe.

La fabrication des tuiles et carreaux

L’extraction de l’argile

L’extraction de l’argile se fait l’hiver, près du « balai » ou dans des carrières. Les trous formés par l’extraction sont utilisés pour stocker l’eau indispensable pour la fabrication de la pâte.

Le travail se fait à la « tranche » (sorte de pioche) et à la pelle. Palier par palier, la terre est remontée. La manœuvre est pénible car l’argile, gorgée d’eau l’hiver, est lourde et collante. De plus, les risques d’éboulements sont importants.

Tuilier : extraction de l'argile

Le séchage de la terre

La terre est ensuite étalée et mise à sécher dans la cour. Un premier tri permet d’enlever les gros silex. Puis, elle est écrasée à l’aide de rouleaux.

Vient ensuite l’étape du tri des silex plus petits à l’aide de « ratelles » (râteaux avec des dents en fer). Ces déchets de pierre sont appelés les « grabots ». Nous retrouvons un terme assez proche dans le travail du chanvre, la « grabotte » correspondant aux déchets du chanvre. Les grabots sont utilisés pour couvrir le sol du « ballet » ou « balai » c’est-à-dire du hangar ouvert et donc « balayé » par les vents.

L’argile y est alors une dernière fois tamisée sur des claies. En veillant toutefois à conserver des petits fragments de silex pour rendre la terre plus solide à la cuisson.

La préparation de la pâte

Pour cela, une douzaine de brouettes de terre sont renversées en cercle. Le tuilier forme ainsi, un cordon d’agile appelé le « moussot », laissant un espace au milieu pour y mettre de l’eau.

Alors, un peu à la manière de la fabrication du pain, il incorpore l’argile à l’eau. Pour cela, nu-pied, il se positionne un pied dans l’eau et l’autre sur le cordon d’argile. Il jette la terre dans l’eau avec son « palot » (pelle de bois) jusqu’à absorption totale de l’eau.

Le lendemain matin il travaille la pâte toujours avec son palot. Remontant la pâte du bas vers le haut en formant un cône.

Le moulage

La pâte étant prête, reste à fabriquer les pièces à l’aide de moules. Cette opération était souvent réalisée par des femmes. Il fallait user de la force pour remplir et tasser la pâte dans les moules.

Une fois érasés et les bulles d’air évacuées en piquant la pâte, les tuiles et carreaux sont démoulés sur des planches.

Ensuite, les pièces sont mises à sécher sous le hangar, sur la tranche.

Une fois raffermies, elles sont pressées pour leur donner leur forme finale. Puis elles sont remises à sécher.

La cuisson

La fabrication des tuiles et carreaux se fait une fois les gelées écartées, au printemps et au début de l’été. La cuisson intervient autour de l’Ascension.

Deux types de four sont utilisés par les thuiliers de la région :

  • Les fours à pignon, une sorte de maison sans toit.
  • Les fours à voûte, fermés par une voûte en argile construite et démontée à chaque cuisson.  

Les landes alentours fournissent de quoi alimenter les foyers situés sous la chambre de combustion. 1500 à 2000 fagots de bois, de bruyère et d’ajoncs sont nécessaires pour une chauffe.

Marchand tuilier : le four à pignon
Le four à pignon du marchand tuilier - Source AVL

Antoine devient tuilier

Dès 1787, nous avons vu qu’Antoine est devenu thuilier. Il aura appris le métier avec sa belle-famille. Il faut dire que les ROYER sont thuilliers de père en fils depuis plusieurs générations.

D’ailleurs par exemple, le 26 juin 1775, on peut lire dans un acte de vente passé entre René ROYER, marchand thuilier et Estienne MENIER, marchand à Notre-Dame-La-Riche (paroisse de Tours) :

« le sieur ROYER s’est obligé à livrer au port de Planchoury, aux voituriers du sieur MENIER, le nombre de 5 milliers de carreaux de 8 pouces, 1100 carreaux de 1 pied et 10 500 carreaux de 6 pouces ».

En septembre 1791, le couple Antoine BADEL – Marie ROYER a un dernier enfant, Urbain. Le bébé ne vivra que deux mois.

Nous apprenons à la lecture des actes de baptême et de sépulture d’Urbain, qu’Antoine est désormais marchand tuilier.

Malheureusement, le 1er août 1793, Marie meurt à l’âge de 34 ans. Ses enfants Antoine et Madeleine ont respectivement sept et six ans.

Les GERBERON

Quatre mois plus tard, le 9 décembre 1793, Antoine épouse en secondes noces, Louise GERBERON.

Louise est l’une des filles de Mathurin GERBERON, laboureur de Saint-Michel-sur-Loire et de Louise BOURDAIS.

Louise est âgée de vingt-trois ans et Antoine en a trente-six.

Chez les GERBERON aussi, nous trouvons des marchands tuiliers. Notamment un cousin, Pierre GERBERON, installé à La Rouchouze, commune de Langeais.

Un marché d’ouvrage passé en 1781, entre René François LAROZE, marchand aux Basses Gaudinières et FAURAUD, maçon, nous fournit même des détails sur son installation.

Le marché stipule que FAURAUD s’engage « à la construction à neuf d’un fourneau à faire thuiles et carreaux et autres marchandises de même espèce et un balet y attenant pour y fabriquer lesdites marchandises ».

Il précise que les dimensions de ces bâtiments « seront pareilles à celles de Pierre GERBERON qui a fait faire depuis peu audit lieu de la Rouchouze, un fourneau. »

Antoine marchand thuilier à la Cartelaizière

Dès l’an II de la République, un marché signé devant notaire, nous en apprend plus sur l’activité et le lieu d’exercice de marchand thuilier d’Antoine.

Le marché est signé entre Antoine BADELLE, « tuilier à la Cartelaizière » et François BUSSONNAIS, cultivateur à Avrillé-les-Ponceaux. Il s’agit d’un troc.

 « Ledit citoyen BUSSONNAIS promet et s’oblige livrer audit citoyen BADELLE, la quantité de 27 septiers de bled seigle, première qualité, mesure de Tours en 18 termes égaux » […]

Et […] « pour tenir lieu de paiement des 27 septiers de bled seigle, ledit BADELLE promet et s’oblige livrer audit citoyen BUSSONNAIS, 15 milliers de tuiles première qualité ».

Antoine et Louise GERBERON

Trois ans après leur mariage, Antoine et Louise GERBERON ont une petite fille Louise mais qui ne survivra pas.

Vient ensuite Louis né le 24 messidor an VI. Il épousera Louise LEGER et sera cultivateur à Langeais.

Enfin, Louise met au monde, Marie, le 5 vendémiaire an IX. Célibataire elle sera gagiste chez Louis GERBERON, cousin et adjoint au maire de Saint-Michel-sur-Loire.

Antoine et Louise GERBERON seront mariés pendant dix ans, jusqu’au décès de Louise survenu le 4 messidor an XII (23 juin 1804). Elle n’a alors que trente-quatre ans.

Après le décès de sa femme, Antoine déménage sur Langeais. Quelques mois plus tard, le 25 pluviôse an XIII (14 février 1805), il s’éteint à l’âge de quarante-quatre ans.

Il est toujours thuilier mais il est désormais domicilié à Langeais. Ce sont deux autres thuiliers qui déclarent son décès à la mairie : Pierre GERBERON, déjà cité, et François CLAVEAU (gendre de Pierre), tous deux cousins de Louise GERBERON. Peut-être travaillait-il avec eux ?

Antoine BADEL fils d’un marchand thuilier ou d’un scieur de long ?

Antoine BADEL le fils qu’Antoine a eu avec sa première épouse Marie ROYER, perpétue le métier de marchand thuilier à Saint-Michel-sur-Loire puis à Langeais.

Il se marie avec Marguerite VILAIN en 1810 à Saint-Michel-sur-Loire. Puis, il épouse en secondes noces Jeanne ROYER (pas de lien direct avec sa mère Marie ROYER) en 1816 à Langeais.

Antoine, son père, est décédé depuis cinq ans lorsqu’il se marie avec Marguerite. Il est orphelin, n’a que vingt-trois ans, une assemblée de famille se réunit pour autoriser le mariage. Cinq de ses parents y participent : quatre du côté maternel et un cousin germain du côté paternel.

Il s’agit de Jean BARD, scieur de long, demeurant à Sonzay, en Indre-et-Loire. Antoine BADEL père n’est pas le seul forézien scieur de long à s’être installé en Touraine. Jean BARD originaire de Périgneux, a épousé le 6 septembre 1785 Marguerite ROUSSELLE à Sonzay.

Antoine aura gardé le lien avec sa famille forézienne tout au long de sa vie. D’ailleurs, lorsqu’il épouse Marie ROYER, en 1784, son témoin de mariage est Antoine ALVERGNAT, un cousin également venu du Forez.

Est-ce pour rappeler ces origines que l’adjoint au maire de Saint-Michel inscrit sur l’acte de mariage d’Antoine fils, que son père défunt exerçait de son vivant la profession non pas de marchand thuilier mais de scieur de long ? Il en va de même lors du second mariage d’Antoine, à Langeais, la profession mentionnée de son père défunt est « scieur de long ».

Pourtant Antoine aura exercé le métier de marchand thuilier en Touraine pendant près de quinze ans…

Sources :

  • Association des Amoureux du Vieux Langeais – AVL. (1987). Les briqueteries de Langeais et Cinq-Mars. http://www.amoureuxduvieuxlangeais.fr/ 

  • Archives départementales de la Loire – Registres paroissiaux, Cadastre.

  • Archives départementales d’Indre-et-Loire – Registres paroissiaux, archives notariales.

Plus d’infos sur la fabrication artisanale actuelle des carreaux de Langeais :

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